Salon de Paris / saloon à party
Salon de Paris
saloon à party
Salon de Paris / saloon à party est un corpus de textes ayant pour thème la chute. Cette installation présente des triades de mots qui habillent les murs.
Strappes de découragement
Né d'un jeu d'esprit, les triades de mots (exemple 1) sont le résultat d'une envie déraisonnable de révéler au yeux des gens le tragique ordinaire de la réalité. Ce jeu consiste à mettre en relation des personnalités importantes, des faits historiques, des lieux et des objets divers ou, parfois, de simples consonances dans l'énonciation orale. Plus précisément, dans un dessein dépréciatif, une liste comporte trois éléments apparentés. Lorsqu'ils sont placés les uns à la suite des autres pour former la triade, ces éléments expriment ce qui perd en qualité, en noblesse, en prestige, en intensité, en dimension, etc. De façon générale, une liste exprime ce qui choie ou ce qui a chu.
EX: 1.
Champagne
Prosecco
Ginger Ale
Ce jeu se doit d'être drôle. On peut s'y adonner spontanément, avec des convives. S'il est drôle, cependant, c'est que personne ne gagne. À force de relancer indéfiniment les choses sur la pente descendante, l'activité peut entraîner un sentiment de découragement et de frustration. Aussi, les listes sont une forme de mise en abîme qui veut rendre paradoxal l'effet du rire ensemble. À la lecture, nous établissons spontanément une hiérarchie, un ordre des choses qui n'avantage que très rarement notre époque. L'objectif de cette proposition d'abord esthétique est de ramener au premier plan, toujours sous l'égide de la chute systématique, tout ce qui peut évoquer un déclin sensible, connaissable.
Ce que nous obtenons est un tracé, une inclinaison
Nous pouvons nous représenter mentalement le mouvement que créent les listes en transposant des données sur un plan cartésien. Si nous établissons une valeur pour chaque variable que sont les mots dans une triade, nous obtenons une tangente (progression vers le bas). Or, derrière le plan, au-delà de la formule mathématique, nous allons vite, naturellement à la question suivante: comment établir la valeur d'une variable? Dans l'exemple, il est convenu de dire que le champagne est plus raffiné que la boisson gazeuse. Donc, le raffinement devient le critère pour établir la hiérarchie. Mais le raffinement selon quoi, selon qui? Comme on ne peut statuer universellement sur ce qui est mieux ou meilleur, j'en reviens au concept de goût et de raffinement au sens français du terme.
Ce qui entre en jeu, dans la reconnaissance du raffinement, est bien le goût. Quoique le plan cartésien ne couvre pas tous les aspects de la formule particulière de ce travail, Salon de Paris/Saloon à party a néanmoins quelque chose de rationnel dans son élaboration. Le vaste quadrillé qui retient les mots est conçu comme une étoffe. Dans cette optique, ce qui fait office de fil de trame est la faillibilité du goût. Et, pour souligner la racine commune entre le texte et le textile (tisser), le fil de chaîne apparaît comme un mélange d'érudition et d'associations libres.
La réalité est une cible mouvante : écrire pour garder le réel captif
Nous savons de l'inconscient qu'il se manifeste dans le réel par le biais d'actes et d'émotions sur lesquels nous avons peu de contrôle. Ces actes et ces émotions traduisent un conflit intérieur, intrapsychique. C'est dire qu'une partie de la psyché échappe à notre conscience. Dans l'inconscient prennent source les rêves, les lapsus, les jeux de mots, les mots d'esprits et les actes manqués.
Aussi, comme il est impossible d'accorder entièrement ce qui est de l'ordre du conscient à ce qui jaillit de l'inconscient, il semble juste de poser qu'il nous arrive parfois de faire et de dire des choses que nous peinons le plus souvent à nous admettre. En d'autres mots, s'exprimer dans le langage peut être synonyme de rater la cible ; nous ne disons jamais, ou rarement, exactement ce que nous voulons dire. Ces avènements, ces événements approximatifs qui viennent de l'inconscient sont ce que je tente de retenir captif dans mes carnets. Ce qui peut sembler une contrainte dans la parole est en fait l'expression de ce qui a chu – et aussi de la force qui pousse à désirer dire la chute.
À main levée comme on dit au revoir
La cueillette de ces occurrences du langage constitue, dans l'esprit de l'atelier, le matériau que je privilégie. Pour ce projet, l'ensemble des combinaisons créées avec les mots fait montre d'une volatilité et d'une interchangeabilité. Ce qui peut s'apparenter à une réalisation in situ est une retranscription impermanente d'un projet vivant. L'immédiateté de l'écriture à main levée et la légèreté de la craie sont des façons de rendre crument mais temporairement ce qui est essentiel. L'installation Salon de Paris / saloon à party est en suspens dans le temps et se poursuit au moment d'écrire ses lignes.
Car j'écris à mesure que je parle; ne pas écrire c'est parler dans le vent.
La forme de la chute, notamment (note à maman)
Toute liste est une note que nous écrivons d'abord à nous-même. Une liste est une suite de termes, de référents, que nous sélectionnons parmi d'autres – que nous choisissons notamment, d'inscrire. En ce qui me concerne ici, les listes sont en somme une note à maman ; car c'est à ma mère, à la mémoire de son esprit joueur et critique, que je dédie ce travail.
Le 30 septembre 2016 Josée Aubin est décédée des suites d'une longue maladie. La nature exacte et les causes de cette maladie restent mal comprises par la science, qui s'est montrée passablement sans réponse.
Aujourd'hui, sa disparition a concrétisé le mystérieux concept du deuil qui était pour moi resté jusque-là inédit. Dans sa lente chute, échelonnée sur huit années, dans la frustration de ne pas connaître ce qui en était, ni de Dieu, ni du docteur, ma réponse est quant à elle le travail que je vous présente. Quand la fleur a finie de faner, lorsqu'elle se détache de la branche et, par la force tranquille d'une brise d'automne, se met à tournoyer vers le sol, c'est là, dans cette chute, que s'ouvre l'espace d'où je parle dans Salon de Paris/ saloon à party.
Vous noterez que le réel y est cru – y est cruel.
Alexis Aubin-Laperrière